Convalescence [terminé]

Sosil ne se souvenait plus comment il était arrivé dans cette chambre et pour cause : il était alors inconscient. Mais il savait pourquoi il s'y trouvait. Le sans domicile fixe qu'il était s'estimait fort chanceux de pouvoir loger ici gratuitement le temps de se remettre autant physiquement que psychologiquement des mauvais traitements qu'il avait subis. Depuis combien de temps n'avait-il pas mis le nez dehors ? Au moins trois jours. Une nouvelle fois il était enfermé mais de son plein gré au moins.

S'il n'avait pas cherché à sortir de la chambre qui était temporairement la sienne, c'était parce qu'il savait où il se trouvait. Cette chambre n'était pas destinée à aider les jeunes gens meurtris à se reconstruire mais plutôt à ce que d'autres jeunes gens offrent des plaisirs nommés péchés à des hommes fortunés. Soigneusement cloitré entre ces murs, Sosil le Prude tâchait d'oublier ce qui se passait de l'autre côté du béton. Heureusement il n'entendait rien mais son imagination était vivace et encore malmenée par une expérience bien trop récente.

Le premier jour, il l'avait passé au lit, tremblotant et légèrement délirant. Puis la fièvre était tombée et aujourd'hui n'en subsistait déjà plus qu'un vague souvenir. La crème de Thao faisait des miracles et, si les marques de coups ne disparaitraient pas aussi rapidement, le chamane ne souffrait déjà pratiquement plus. Il se sentait simplement courbatu, particulièrement en se levant le matin mais il n'avait pas attendu pour reprendre l'entrainement. Non seulement parce que cela faisait plusieurs jours qu'il ne l'avait pas fait mais aussi parce qu'avec l'entrainement physique allait de paire la méditation et que ça, il en avait diablement besoin.

C'était d'ailleurs ce qu'il était en train de faire. Sa natte était étalée à côté du lit qui prenait un peu trop de place dans l'espace à son goût et il bougeait lentement. Infiniment calme, la respiration régulière, il étirait ses muscles, tirait sur les tendons, maitrisait sa douleur, son corps et son esprit.

Comme il se l'était promis, il avait réfléchit au sujet de Shigeyoshi. Sosil ignorait que Thao l'avait trouvé sans son aide. Méritait-il une sanction ? Oui, sans doute. Il l'avait enlevé, enfermé, livré à un bourreau dont le jeune homme gardait un souvenir trop vivace. Nobuo n'avait pas blessé son corps mais il avait mis son esprit à mal. Les photos qu'il avait glissées dans le sac de sa victime étaient sagement posées sur la commode. Sosil avait un instant songé à les brûler mais avait renoncé sans trop savoir pourquoi. Il lui arrivait même de les regarder de nouveau, se sentant chaque fois un peu plus soulagé de la distance qui se creusait toujours plus entre lui et cet évènement.

Oui, d'abord Sosil avait été grandement troublé, pour ne pas dire traumatisé par son expérience mais à force de prière et de méditation, il était parvenu à un état bien plus sain. Il avait accepté ce qui s'était produit et si sa guérison spirituelle n'était pas encore terminée, il se sentait au moins en paix.

Un encens brûlait, déployant doucement ses volutes, près de la natte où le chamane méditait. Il ne savait pas trop quelle heure il était et pensait que peut-être, il pourrait bientôt sortir. Il était trop marqué, encore, pour reprendre le travail mais sortir pourrait lui être bénéfique. De temps en temps, Fan-Jiang envoyait quelqu'un voir comment il allait, lui porter les repas, ce genre de chose. Personne n'était encore venu aujourd'hui.

Quand on frappa à la porte, il revint doucement à la réalité. Ce devait être la personne amenant les repas. Avant de répondre qu'il pouvait entrer, il se redressa et enfila rapidement un simple t-shirt. Quand il méditait, il était toujours torse nu par soucis de confort et il préférait ne pas exhiber les marques qui avaient déjà viré au vert jaunâtre.

"Entrez" répondit-il avec son accent étranger tout en roulant sa natte pour la ranger.

Puis il se redressa pour accueillir le nouveau venu et l'aider en lui prenant le plateau pour le poser sur la table de nuit. Les fumets étaient terriblement appétissants, il ferait honneur à ce repas !

"Ce est rien. Merci très beaucoup pour le manger." lui répondit-il avec un sourire radieux.

Mais ce n'était pas cette personne qui lui apportait ses repas habituellement. C'était peut-être le jour de congé de l'autre ? Ou alors simplement était-il occupé ailleurs ? Sosil était en train de détailler le contenu du plateau - oh, des umeboshi... - quand Itaku reprit la parole.

Le danseur fut un peu long à répondre. Pas qu'il ne voulait pas le faire, mais il ne savait pas comment s'y prendre. Commencer par le début avait toujours été la meilleure solution.

"Je fais la danse ici, dans Black Mambo. Et je eu... problème avec un client." Son regard se fit évasif, il n'entrerai pas d'avantage dans les détails. "Monsieur Fan-Jiang dit je peux rester ici pour reposer. Après quand je vais mieux, je travaille encore."

Pour conclure il força un petit sourire et, s'asseyant sur le lit, prit le plateau sur ses genoux. Il n'avait pas très envie de voir Itaku partir tout de suite. Cela faisait trois jours qu'il n'avait pratiquement vu personne et il avait envie d'avoir un peu de compagnie pour une fois. Ne serait-ce que le temps de son repas. Mais Itaku avait sans doute d'autres choses à faire.

Il attrapa une prune marinée entre ses baguettes et la présenta à l'homme.

"C'est umeboshi. Je aime pas beaucoup ça. Peut-être tu veux ?"

Il n'exprimait en rien le désir de voir Itaku partir, bien au contraire il aurait été heureux de le voir s'asseoir à côté de lui.

"C'est mon nom c'est Sosil."

Sosil fut heureux de le voir accepter son modeste "cadeau" mais plus encore quand il s'assit près de lui. Même s'il ne savait pas trop quoi dire, il était vraiment content d'avoir de la compagnie. Les mains jointes, il dit un petit bénédicité à sa façon et entama enfin son repas.

"C'est très bon. C'est juste le prune. Le goût il est trop fort un peu, et bizarre."

Par politesse, il s'était tourné vers Itaku et quand il lui dit qu'il travaillait ici, Sosil cru deviner immédiatement ce qu'il y faisait. Ce n'était pas écrit sur sa figure bien sûr qu'il était hôte mais à force de fréquenter certains milieux... L'environnement teintait notre aura et on s'habituait à déchiffrer celle des autres. Évidement, le petit algérien ne lui demanda pas confirmation de sa pensée.

"C'est pas grave pour le tu, c'est pluss facile" répondit-il en prononçant le s de "plus".

Le japonais était une langue tellement complexe concernant les formes et la hiérarchie... Sosil s'y perdait souvent et avait bien conscience qu'il manquait souvent de respect. Heureusement son accent le pardonnait la plupart du temps. On comprenait ce qu'il voulait dire, n'est-ce pas là l'essentiel ?

Tout en mangeant, il suivit avec plaisir la conversation initiée par Itaku. Qu'il soit un hôte ne faisait pas la moindre différence pour le danseur. Il rit un peu à sa question téléphonée.

"C'est pas nul, c'est pas nul ! Je suis de l'Algérie. C'est vrai, peut-être il y a pas beaucoup des gens de l'Algérie dans le Japon."

La population n'était sans doute pas aussi métissé qu'aux Etats-Unis mais de toute manière c'était vrai qu'il n'y avait pas beaucoup de ressortissants maghrébin. Ou alors Sosil n'avait pas encore trainé dans le bon quartier ce qui était fort possible aussi.

Ayant la bouche pleine, il agita la main et se dépêcha d'avaler pour lui répondre.

"Non, non, tu dérange pas. C'est trois jours que je suis tout seul, je suis content que je suis pas tout seul maintenant. Peut-être après quand j'ai fini le manger tu veux bien sortir avec moi ?"

Évidement il voulait dire "sortir de cette chambre pour qu'on se promène ensemble". Il voulait s'éloigner un peu de cet endroit qui avait été le théâtre de bien sombres pensées. D'ailleurs cela le fit penser aux photos qui étaient toujours sur la table de nuit et préféra les glisser dans le tiroir pour éviter que le regard d'Itaku ne se pose dessus par accident - si ce n'était pas déjà fait.

Fixant Itaku, Sosil eut l'air de gober une mouche. En fait, il répéta silencieusement ce qu'il venait d'apprendre : "prune" est un nom commun féminin et non pas masculin. Y avait-il une raison particulière à ça ? Pourquoi disait-on "une" prune et "un" banane ? S'il y avait une logique elle lui échappait totalement mais peut-être était-ce aussi qu'il se trompait sur le genre de "banane"... Il se contenta de hocher la tête à la remarque suivante : on ne pouvait sans doute pas faire plus éloigné que la cuisine berbère et la cuisine japonaise. Il préférait sans aucun doute celle de son pays mais après tout, il n'était pas très objectif, pensant beaucoup avec son cœur.

Se sentir scruté par Itaku n'était pas très agréable mais il ne dit rien à ce sujet. Lui-même était curieux, il comprenait sans doute la motivation de l'hôte. Le t-shirt masquait les marques de coups sur son dos et il portait un pantalon. Ses bras, visibles, avaient été épargnés à l'exception des poignets qui portaient encore la marque de l'irritation due aux liens. Le danseur regretta soudain de ne pas avoir opté pour un sweat et se surpris en train de tirer nerveusement sur des manches qui n'existaient pas pour cacher ses mains. Il se calma aussitôt et se força à se détendre : cacher les marques était inutile, cela ne les ferait pas disparaitre.

La question d'Itaku détourna son attention et il compta sur ses doigts. Il savait parfaitement compter mais il ne le faisait pas souvent en japonais.

"Un, deux, trois... C'est huit mois que je suis dans le Japon. Je sais que Tôkyô aussi mais, Tôkyô c'est une ville très très grande. Je crois peut-être c'est tout le Japon mais en plus petit."

Tout en continuant de manger, ce fut son tour d'observer l'hôte. Avait-il dit quelque chose de drôle ? Sosil n'aimait pas que l'on rie de lui, oh que non ! Quand il avait débarqué en France avec sa maigre maitrise de la langue, il était encore trop fougueux et n'acceptait pas que l'on se moque de lui. Aujourd'hui, il ne l'acceptait toujours pas mais se tempérait d'avantage : il parlait mal et le savait. Donc il devait sans doute dire des idioties de temps en temps. Le meilleur moyen pour ne plus faire rire était de faire des efforts pour parler mieux. Il attendit donc simplement la réponse.

"Oh... Je... Oui, je crois j'ai le droit de sortir. Je pas demandé... Mais monsieur Fan-Jiang dit "Tu peux rester jusque tu vas mieux". Alors je crois je peux aller faire juste prendre l'air."

Oui, ça il en était certain disons... à 98%. Il n'était pas captif, ni puni, juste convalescent et il se sentait mieux. Ca lui ferait du bien de sortir. Cela lui rappela simplement qu'il ne devait pas s'habituer à dormir au chaud : quand il serait rétabli, il retournerait à la rue... Il mangea pensivement et décida plutôt d'aller voir si un ryôkan ne serait pas une meilleure idée, au moins les jours les plus froids.

"Oh, tu travaille ce soir ? Je veux pas aller loin, juste sortir pour marcher un peu. Peut-être juste dans le jardin. C'est un très beau jardin."

Ayant fini de manger, il adressa une nouvelle fois quelques mots à ses anciens et posa sagement les baguettes sur le plateau.

"Mais j'ai fait l'entrainement et je pas fait la douche avant le manger. Je douche avant, et puis on sort ?"

Sosil ne se fit pas prier pour répondre la question d'Itaku. Il ne connaissait pas beaucoup les habitudes japonaises mais il savait par Henri qu'en France par exemple, on ne disait le bénédicité qu'au début du repas. Enfin, dans les familles fort pratiquantes et c'était valable dans tous les pays catholiques.

"Ce pas obligé. Je prie avant, après, pour dire merci que j'ai à manger. J'ai appris de prier très souvent là que j'ai grandit parce que... heu..."

Les mots lui manquèrent soudain. Comment dire qu'il avait été élevé dans l'optique de devenir un guide spirituel pour son clan ? Comment le dire avec les mots qu'il connaissait ?

"C'est pas facile de dire avec le japonais" fit-il en souriant, comme amusé de ses propres lacunes. "Quand je suis dans mon pays, normalement je deviens comme prêtre tu sais ? Un peu, pas très pareil mais un peu pareil comme un prêtre."

Puis il adressa un petit sourire, comme un salut, à l'hôte et prit ses affaires pour disparaitre dans la salle de bain. Ca lui faisait réellement du bien d'avoir de la compagnie. Sosil étant naturellement sociable une telle solitude lui pesait rapidement mais il savait s'en accommoder. Pourtant, c'était plus agréable de la combler.

Il se déshabilla sans grimacer, son corps étant encore visiblement suffisamment chaud pour que ces muscles encore endoloris ne le fassent pas trop souffrir et prit une douche fraiche. Du moins tiède. Se lava soigneusement, cheveux compris puis se sécha avec autant de soin et se regarda longuement dans le miroir.

Ce n'était pas par coquetterie ni par narcissisme. Son corps était ce que Sosil vendait pour vivre, même si ce n'était qu'aux regards et pas aux mains de ses clients. Et son corps était justement ce qui avait le plus visiblement souffert de son séjour forcé chez Nobuo. Il avait hâte d'être suffisamment présentable pour pouvoir reprendre le travail et ainsi ne plus dépendre de Fan-Jiang. De face ça allait si on exceptait ses poignets et encore, il pouvait facilement tricher avec des bracelets. Il en possédait qu'il seraient parfait. Le plus gênant c'était son dos et ses cuisses évidement. Ce n'était pas en trois jours que les marques de coup de bâton allaient disparaitre, même avec la crème redoutablement efficace de Thao. Sosil poussa un soupir las et s'habilla chaudement avant de rejoindre enfin Itaku dans la chambre.

"Oui, prêt maintenant" répondit-il en souriant. "Ah, oui oui pour les cuisines mais je prend le plateau. Tu es très gentil que tu l'as apporté."

Ce n'était pas comme si le plateau était lourd ou encombrant mais question de principe. Rien n'empêchait Sosil de le descendre lui-même et c'était lui qui avait mangé après tout.